Dure semaine.
Je n’apprécie pourtant pas les bipèdes. Ces êtres qui rivalisent d’ingéniosité pour éradiquer mes congénères, tout en s’extasiant devant un dessin animé mettant en vedette un rat-cuisinier ; allez comprendre. Mais là, j’avoue qu’en les observant ces derniers jours, j’ai presque de la compassion pour eux.
Je vis à Bellac, en Haute-Vienne, dans la cave d’un lycée de campagne. Ma famille et moi, on est peinards. Il suffit de se faire discret en journée, du lundi au vendredi en période scolaire, et le reste du temps c’est la belle vie. Régulièrement je me balade dans les faux plafonds des salles de classe, de la cantine, de la salle des profs ou du hall, et j’observe ce petit monde. Même s’ils m’agacent prodigieusement avec leurs pièges foireux, je dois bien dire que c’est plutôt sympathique de voir évoluer ces humains, jeunes et vieux. Les élèves se marrent, se font engueuler parfois, les profs discutent, s’écharpent eux aussi, ils râlent en parlant de leur ministre, de leur proviseur, on entend les refrains multiséculaires sur les « élèves qui n’ont pas le même niveau qu’avant », les offrandes faites au Dieu Programme, etc. La vie, quoi. Franchement, ça donnerait presque envie. En voyant ces grands dadais d’adolescents passer leurs journées entre ces murs, je me dis qu’ils sont plutôt pas mal.
Pourtant, ces derniers temps, il s’est passé des trucs bizarres. D’abord, je n’ai vu personne pendant plusieurs mois. Bon, on ne va pas se plaindre, on a pu s’en donner à cœur joie dans les réserves alimentaires du self ; le taux de cholestérol familial a atteint des sommets. Et puis cette semaine, j’ai vu réapparaître du monde. D’abord, je me suis dit « Chouette, ils organisent le bal de fin d’année !! » Bah oui quoi, ils ont commencé à déplacer les tables, à coller de la déco sur le sol et sur les murs, toujours avec des couleurs flashy, et il y avait même des allées avec de la rubalise, ces bandes fluorescentes rouges et blanches. Cool ! On a vu arriver les premiers bipèdes avec des masques, et là on s’est dit que, pas de doute, la fête de fin d’année approchait. Il ne nous restait qu’à nous installer aux premières loges et à profiter du spectacle.
Quelle désillusion. En fait on a commencé à se douter qu’un truc n’allait pas quand on a entendu les vieux parler sans arrêt d’une nouvelle divinité, Sainte Protocole, qui devenait d’un coup au moins aussi importante que le Dieu Programme. Ensuite sont arrivés les élèves. Je les observe depuis 2 jours, et ils me font mal au cœur.
Alors que ces murs résonnaient des rires et des cris de cette belle jeunesse, on n’entend plus rien aujourd’hui. Tout le monde chuchote, presque. Les élèves n’ont plus de chaises pour s’asseoir dans le hall, alors ils s’assoient par terre, mais toujours à plus d’un mètre de distance les uns des autres, sinon on leur signale que ça ne va pas. Au self, il n’y a que des tables individuelles, toutes espacées de deux mètres. Certains élèves sont même contraints d’être attablés seuls, face à un mur. Bonjour l’ambiance. Et dans les salles de classes, alors que d’habitude ça grouille d’énergie, là on se croirait dans un hangar vide. Quelques élèves par salle, pas plus. Pour tout le monde, des masques, qui cachent les sourires ou les moues dubitatives. Dès qu’un élève ou un prof touche un ordinateur ou un feutre, la consigne est donnée de désinfecter immédiatement les objets en questions. Seuls les profs ont le droit d’ouvrir ou de fermer les fenêtres. J’en passe et des meilleures.
Résultat, en deux jours, j’ai vu plusieurs élèves fondre en larmes. Ils revenaient au lycée pleins d’espoir, heureux de revoir les copains, mais là, le choc est trop rude. Pareil pour les profs, qui accompagnent certains élèves depuis plusieurs années, et qui se voient contraints de leur dire au revoir dans ces conditions glaciales. Plusieurs craquent en se demandant quel est le sens de tout ça. Déprimant.
Je ne suis qu’un rat, et je ne suis pas très porté sur l’hygiène, c’est sûr. Mais j’espère sincèrement qu’en septembre, dans mon lycée comme dans les autres, Sainte Protocole et Dieu Programme prendront un peu de recul, et qu’on retrouvera de la JOIE !
Le Rat Sinecaret