La semaine dernière, lors de son intervention télévisée du mercredi 22 mars 2023, le Président de la République française regrettait la « tendance, dans nos démocraties, à vouloir s’abstraire du principe de réalité ». Ces derniers jours, en entendant des témoignages d’élèves, de parents, d’enseignants ou même d’élus du territoire de Bellac au sujet des décisions prises par les services de l’Éducation Nationale pour les établissements de ce secteur rural, on se dit qu’il y a là, paradoxalement, une belle illustration de cette maxime présidentielle.
Il est très facile, lorsque l’on est assis dans un bureau du Rectorat de Limoges, de regarder les lignes de son tableur et de se dire « Ah mince, cette semaine encore je n’ai pas d’enseignant à mettre devant cette classe de CP de l’École des Rochettes à Bellac. Bon, c’est pas grave, on va répartir les élèves dans les autres classes, les enseignants se débrouilleront, c’est leur métier de gérer des élèves après tout ! » Derrière, ce sont les enfants qui trinquent, la classe en question cumulant depuis le début de l’année de nombreuses semaines sans enseignant attitré, à tel point que certains enfants en arrivent à commander une maîtresse pour Noël. On pourrait presque en sourire, mais en échangeant avec le personnel de cet établissement, on mesure la difficulté et le mal-être du corps enseignant, laissé à l’abandon sur le terrain. Il est là le principe de réalité, quoi qu’on en dise au Rectorat.
De la même manière, il est très facile, toujours sur un clavier d’ordinateur limougeaud, d’additionner automatiquement les effectifs des trois établissements secondaires de Bellac, à savoir le Collège Louis Jouvet, le Lycée Professionnel Martin Nadaud et le Lycée Général Jean Giraudoux, et d’affirmer avec aplomb : « Mais voyons, à Bellac on dépasse largement le ratio national du nombre d’élèves par infirmier scolaire ! C’est un privilège auquel on doit mettre fin, alors supprimons un des trois postes en question. Tout ira pour le mieux de toute façon. » Sur le terrain, on voit bien que ce sont trois établissements différents, avec des implantations distinctes, des profils d’élèves distincts, avec de nombreuses missions de prévention, de sensibilisation, de suivi quotidien à mener. Même avec des gogo-gadget-aux-bras, on ne voit pas comment une infirmière ou un infirmier scolaire pourrait assurer ces missions simultanément au lycée général et au lycée professionnel, par exemple. On apprend par ailleurs que certaines interventions auprès des écoles primaires du territoire, dévolues à ces infirmières ou infirmiers scolaires faute de médecin scolaire suffisamment présent localement, ne sont déjà pas menées, par manque de temps. Mais au Rectorat, bien loin du terrain, on nous dit que le ratio Excel ne joue pas en notre faveur. Vouloir s’abstraire du principe de réalité, comme dit le président…
La cerise sur le gâteau, ce sont les propos qui sont tenus aux enseignants, aux parents, aux élus, par les personnels du Rectorat. Lorsque les enseignants du lycée professionnel s’alarment de l’annonce de la future perte du poste d’infirmier scolaire dans leur établissement, compte tenu des accidents réguliers liés à l’apprentissage de la maçonnerie, de la plomberie ou de la menuiserie, on leur répond que de nouveaux « process » seront proposés aux enseignants pour limiter les accidents. Sans rire. Dans la même veine, en réaction à une première mobilisation des enseignants du lycée général, inquiets pour leurs élèves, une haute fonctionnaire déclare « Il faut se calmer, c’est pas Zola non plus ». Voilà donc où nous en sommes. Évidemment que Bellac, « c’est pas Zola ». Mais on regrette que ces hauts fonctionnaires ne passent pas plus de temps sur le terrain, au contact des élèves, des parents, des enseignants. Ils mesureraient mieux la souffrance liée au manque de moyens criant, répété, accentué dans la durée. Il est regrettable qu’aucune case des tableurs Excel du Rectorat ne mesure cette souffrance. Cela éviterait peut-être aux services gestionnaires de l’Éducation Nationale de vouloir tant s’abstraire du principe de réalité, la réalité du terrain, notre réalité.
On nous répondra que les moyens de l’État ne sont pas extensibles. Et là nous entrons dans leur réalité, celle d’un budget des services publics qui a été rabougri à la suite de choix politiques assumés, notamment en matière fiscale. Sans ressources, difficile de distribuer des moyens. Ces mêmes choix qui conduisent notre président à s’arque-bouter sur l’âge de départ à la retraite sans même envisager de toucher au levier des cotisations. On connaît la suite… Alors de la même façon que les parents d’élèves se retroussent les manches et appellent à la mobilisation de tout un territoire, on se prend à rêver que les Rectrices et les Recteurs de France fassent à leur tour pression sur le ministre de l’Éducation Nationale pour avoir plus de moyens, puis que celui-ci plaide sa cause auprès de la Première Ministre, qui essaierait d’infléchir les choix du Président, pour que l’État investisse davantage dans l’éducation de sa jeunesse ! Même pas en rêve. C’est vrai que c’est dur, la réalité.
Baptiste SOUCHAUD et Aymeric MERCIER
Parents d’élèves, respectivement rédacteur en chef et directeur de la publication du journal Mefia Te !
[illustration de Rocade, tirée du numéro 3 paru en octobre 2019…]