Comment écrire le bas-marchois ?

Nouvel épisode de notre série d’articles sur le parler bas-marchois, avec aujourd’hui une épineuse question… Quelle idée aussi, de toujours vouloir écrire des textes ! Z’avez qu’à écrire un journal en bas-marchois, tant que vous y êtes. Bref. Donnons la parole à nos deux experts.

Pour conserver les propos d’un locuteur patoisant, l’idéal consiste évidemment à réaliser un enregistrement sonore fidèle de ce qu’il nous dit en son patois. Cela ne nous dispense pas d’en prendre également des notes écrites. Mais sous quelle forme ? Avec quelle méthode d’écriture et quelle orthographe ? Même problème pour un locuteur qui souhaite transmettre par écrit des mots de vocabulaire, des phrases ou des histoires en son patois. Il s’excuse alors souvent : « Je fais sans doute des fautes d’orthographe, mais je ne sais pas comment ça s’écrit ! »

Et pour cause : autant on a toujours su le parler, autant personne ne se préoccupait de l’écrire. Aussi loin qu’on puisse remonter dans le temps, il n’y a jamais eu de texte écrit en patois bas-marchois qui puisse servir de modèle ou de référence ! Essayons donc de faire face à cette difficulté sans idée préconçue.

L’Alphabet Phonétique International (API)

Vous avez déjà vu apparaître les lettres étranges de cet alphabet, entre crochets, dans nos articles des numéros précédents. Il permet aux linguistes de transcrire la prononciation de n’importe quelle langue, de manière à pouvoir la faire restituer correctement par quiconque connaît les conventions de cet alphabet, en relisant cette transcription. Vous trouverez l’essentiel de l’API dans la plupart des dictionnaires (Larousse, Robert, etc.), ou bien sur plusieurs sites internet. Connaissez-vous déjà cet alphabet phonétique ? [kə ˈmuj boˈkɔ e kə ˈfɑ ˈfraj d kø muˈmɑ̃]. Son principal inconvénient est de demander un apprentissage. Sans maîtrise, sa lecture peut être plutôt laborieuse, tableau de correspondance en main…

La graphie « française »

La première idée qui vient à l’esprit du non-spécialiste pour transcrire le patois consiste à utiliser pour cela l’outil le plus courant, c’est-à-dire l’ensemble des règles orthographiques du français. Certes, elles ne sont pas simples, mais dans notre entourage tout le monde les possède depuis l’école primaire, ce qui fait que tous pourront lire les textes. Sont-elles suffisantes ? Seules deux ou trois difficultés se présentent, comme par exemple lorsque le son nasal -an- ou -en- est suivi d’un second -n- ou d’un -m-, dont il faut le séparer pour qu’il soit conservé, par exemple à l’aide d’un tiret ; ainsi pour la fan-ne « la femme », une an-nade « une année » ou une san-mane « une semaine ». Même chose lorsqu’un -a- ou un -o- précède un -y- dont on veut le séparer pour éviter une prononciation èy ou wa : pa-ya « payer » ou bo-yau « boyau » sont fréquemment prononcés ainsi dissociés en « patois », contrairement au français [pɛje] et [bwajo]. On rencontre ici le son [-j-], que l’on pourra transcrire par la lettre -y- en marchois comme en français : s’ennauya « s’ennuyer », y y’ai n’na « j’y suis allé » ; notons ici la présence de deux consonnes répétées -n’n-, fréquente en marchois comme dans : Vâs-te t’taire ? « Vas-tu te taire ? »

Cependant, la graphie « française » présente également plusieurs inconvénients. Elle ne tient souvent pas compte de consonne finale « muette » qui se réalise lorsqu’on ajoute un suffixe. Par exemple, bargi « berger » / bargére « bergère » : le féminin indique la présence d’un -r « muet » à la fin du masculin. Par ailleurs, cette graphie reflète souvent mal l’étymologie des mots. Par exemple, mo ‘main’ est orthographié sans -n, alors qu’il est apparenté à l’occitan man, qui vient du latin manus. En outre, cette graphie a tendance à amplifier à l’écrit les différences entre différents parlers marchois, alors qu’ils sont tous apparentés entre eux.

Néanmoins, on n’aura guère de problème à trouver une transcription qui donne une prononciation réaliste, même si tout le monde n’écrit pas tout exactement de la même façon. Ainsi, tous sauront lire à haute voix sans hésiter : Que mouille beaucop et que fât fraï de queu moument ! « Il pleut beaucoup et il fait froid en ce moment ! » ; et tous les patoisants bas-marchois le comprendront, même si l’accent et l’intonation sont un peu hésitants.

La graphie occitane

Les parlers marchois étant des parlers de transition entre oc et oïl, une seconde solution serait d’utiliser une graphie « occitane », c’est-à-dire basée sur la norme classique de l’occitan. Il s’agit de la norme orthographique la plus généralement utilisée pour écrire l’occitan. Elle comprend plusieurs particularités qui la distinguent de l’orthographe française, dont : lh pour le son « y » [j] ; nh pour « gn » [ɲ], o pour « ou » [u], ò pour « o » [ɔ], á pour « o » [o], etc.

La graphie occitane présente l’avantage de mettre en évidence le lien entre les parlers marchois et le domaine d’Oc. En effet, dans les parlers marchois le lexique et la conjugaison sont très similaires à leurs équivalents en occitan limousin. L’utilisation d’une graphie occitane permettrait donc de faire transparaître les liens étymologiques existant entre les parlers marchois et l’occitan, notamment limousin. Par exemple, « main » est orthographié mán, montrant ainsi le lien avec l’occitan man (du latin manus). En outre, ce choix permet de proposer une orthographe unifiée pour tous les parlers marchois. Ainsi, quel que soit son parler, un locuteur pourrait assez facilement comprendre un texte écrit dans n’importe quel autre parler marchois.

Cependant, la graphie occitane présente un inconvénient : elle nécessite un apprentissage. Ce point pourrait être considéré comme un faux problème, puisque lorsque l’on apprend une langue, on apprend son orthographe. Néanmoins, les locuteurs du marchois ont appris à lire et à écrire en français ; le « patois » est leur langue maternelle, pas une langue étrangère. De plus, ils ne s’intéressent pas nécessairement à l’étymologie ou au lien de leur parler avec l’occitan, mais souhaitent plutôt redécouvrir la langue qu’ils pratiquent quotidiennement, ou la langue de leur enfance. En outre, il faut ajouter que l’orthographe occitane n’est pas transparente. Elle présente plusieurs règles, plus ou moins arbitraires, qu’il faut connaître pour pouvoir lire convenablement.

Dans cette graphie, on écrirait : Que molhe baucòp é que fa frêd de que moment ! « Il pleut beaucoup et il fait froid en ce moment ! »

Nous voilà en possession d’au-moins trois boîtes à outils pour écrire notre parler. Diable ! Laquelle choisir, et selon quels critères ?

Si vous souhaitez privilégier la fidélité sonore et l’efficacité pour transmettre par écrit un texte oral, la transcription en API est probablement la plus performante ; mais elle nécessite un apprentissage pour l’écrire et la relire, et votre futur lecteur n’aura peut-être pas cette compétence.

Il faut alors adopter la graphie française, que tout francophone saura déchiffrer et prononcer correctement : c’est sans doute celle qui est accessible au plus large public. Elle permet de bien rendre les sons et de suggérer l’intonation, plutôt Oïl, caractéristiques du marchois. Là, allez au plus simple et ne vous inquiétez pas : aucune « Académie Marchoise » n’existe pour définir si votre orthographe est correcte ou fausse et seules la compréhension et l’exactitude phonétique comptent.

La graphie occitane présente elle aussi des avantages pour le public des occitanistes (notamment nos voisins du sud – et néanmoins amis – qui parlent l’occitan limousin) qui comprendront immédiatement le sens de votre texte écrit, ainsi que pour les linguistes spécialistes des langues romanes que sont, entre autres, le français et l’occitan. Elle présente l’avantage de préserver l’origine, l’étymologie des mots, mieux que la transcription française parfois trop simplificatrice. Néanmoins la graphie occitane est souvent complexe et déroutante pour les non initiés.

En conclusion, aucune graphie n’est mieux ou moins bonne qu’une autre. Tout dépend de ce qu’on écrit et pour qui on l’écrit. Si l’objectif est d’écrire un texte destiné à des locuteurs de la langue ou à des curieux sans formation linguistique, alors la graphie française est certainement la meilleure option. En revanche, si l’objectif est de concevoir un texte plus technique, destiné à des linguistes ou des spécialistes de langues romanes, alors la graphie occitane est sûrement une meilleure option. Notre série d’article étant dans le premier cas, nous avons donc opté pour une graphie française.

Choisissez finalement sans scrupule le mode de transcription avec lequel vous vous sentirez le plus à l’aise et le mieux adapté au public qui vous lira : l’essentiel est de patoiser !

Maximilien GUÉRIN (linguiste, CNRS) et Michel DUPEUX (collecteur-patoisant)

Parution de deux ouvrages consacrés au parler bas-marchois !

Grammaire du parler marchois de Dompierre-les-Églises (Haute-Vienne)

de Maximilien Guérin /Éditions L’Harmattan (www.editions-harmattan.fr)

Ce livre est la première étude de cette ampleur consacrée au dompierrois ou parler bas-marchois de Dompierre-les-Églises (Haute-Vienne), aujourd’hui menacé de disparition. L’ouvrage propose une description approfondie de la grammaire, une introduction présentant l’histoire et la situation actuelle de la langue, un ensemble de textes originaux ou traduits, ainsi qu’un lexique dompierrois-français de plus de 3000 entrées, suivi d’un index français-dompierrois.

L’ouvrage s’adresse tout autant aux linguistes qu’aux locuteurs du bas-marchois, mais également aux enfants ou petits-enfants de locuteurs qui souhaitent en apprendre plus sur la langue de leur famille.

Mes mille premiers mots en bas-marchois

de Maximilien Guérin & Michel Dupeux /Edition Tintenfass & La Geste Éditions (www.gesteditions.com)

Cet imagier constitue le premier livre destiné à la jeunesse présentant le bas-marchois. Il présente de manière illustrée (et avec un CD audio) 1000 mots de la vie courante dans la langue traditionnelle de la Basse-Marche

Cet ouvrage s’adresse en premier lieu aux enfants et adolescents, mais il pourra intéresser les locuteurs du bas-marchois ainsi que leur famille, qui souhaiteraient découvrir ou redécouvrir leur langue familiale.

Ces ouvrages sont disponibles à la commande sur les sites des éditeurs, en librairie ou sur la plupart des sites de vente en ligne. Ils sont également disponibles dans les rayons de plusieurs librairies de la Basse-Marche: Librairie-Presse de Saint-Sulpice-les-Feuilles, Mag Presse du Dorat, Musée René Baubérot de Châteauponsac, Mag Presse de Bellac.

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