Mefia Te !

Mamie Badass kiffe pas sa race

Illustration : Alain Guyot

On est plusieurs à se dire qu’on a l’impression de vivre dans un film de science fiction, ces jours-ci, n’est-t-il pas ? Avec des aspects plus ou moins flippants, pourrait-on dire… Forcément, ça en fait, des sources d’inspiration, pour notre rubrique futuriste ! Voici donc le récit de Mamie Badass, l’Increvable, qui après le Covid-19, en a connu plein d’autres, des virus !

J’ai 105 ans et je suis la doyenne de la Com-Com. On m’appelle l’Increvable. Je mérite bien ce nom puisque depuis 2020, j’ai survécu à cinq pandémies ! Vous me voyez tous comme une femme solide, une dure à cuire, une survivante, une femme qui ne s’en laisse pas conter. Et c’est en partie vrai. Vous pensez que je vous entends pas chuchoter derrière mon dos ? Méfiez-vous, j’suis pas sourde ! Et vos sales gosses qui me suivent dans la rue ? Vous inquiétez pas, ils respectent les distances, mais je les entends fredonner ces p’tits crétins : « Mamie Badass, kiffe pas sa race ». Malgré tout ce que vous croyez, toutes ces crises épidémiques ne m’ont pas laissée indemne. Petit à petit, le vide s’est fait autour de moi : mon cher Paul, tous mes enfants et trop de mes petits enfants sont morts. À chaque fois, j’ai pleuré, hurlé, prié. J’ai eu beau supplier de me prendre moi plutôt qu’eux, rien n’y a fait. Il ne me reste plus que Charlie et ses deux enfants. Heureusement qu’ils sont là, ils mettent un peu de gaîté dans un monde devenu bien morne.

Depuis vingt ans, la nouvelle devise du régime est : SÉCURITÉ, SANTÉ, PROPRETÉ. La distanciation sociale est devenue la norme, l’hygiène une obsession, la méfiance une religion. Si les maires sont encore élus, la réalité du pouvoir est dans les mains des blouses blanches et des blousons bleus qui veillent au respect des règles. La peur d’une nouvelle épidémie est dans toutes les conversations et les citoyens ont, petit à petit, accepté d’abandonner leur liberté au profit d’une prétendue sécurité. La réalité est que les autorités n’ont jamais réussi à prévenir une épidémie. Et chaque fois, le vecteur est différent, sournois. L’avant-dernier virus a particulièrement touché les jeunes. On a cru à une nouvelle pandémie sexuelle. Mais toutes les sécrétions participaient à sa transmission y compris la salive et la sueur. Suite à cela, les contacts intimes ont été proscrits pendant trois ans. Et maintenant, la plupart des naissances sont issues de FIV et beaucoup font l’amour via un système complexe de connections neuronales que l’on surnomme la Lovemachine. Personnellement, j’ai préféré rester abstinente plutôt que d’utiliser ces engins. Il m’arrive encore de frémir au souvenir de la main de Paul dans le creux de mes reins. De me remémorer nos corps enlacés. Çà vous choque qu’une mamie de mon âge parle de sexe ? Vous croyez que je suis faite de bois ? Ah, j’oubliais ! Une autre légende court sur moi… Comme quoi j’aurais la peau plus dure que celle du rhinocéros disparu. N’importe quoi !

Même dans nos campagnes, on subit le couvre-feu de 20 heures à 6 heures du matin. Il faut soit-disant éviter les contacts clandestins. Depuis trente ans, le cinéma, le théâtre, l’opéra, les matchs dans les stades ont disparu. Le football virtuel a pris son envol mais l’ambiance n’y est plus. Tous ces spectacles et ces jeux se jouent ou se regardent à travers un combicasque. La plupart des interactions sociales se font maintenant à distance via les appli sociales. Ainsi, le slogan « Chacun chez soi et les virus ne passeront pas », qu’on entend en boucle toute la journée est respecté. Enfin, presque. La seule tolérance est limitée à la cellule familiale. Cellule, le mot est bien choisi. Pour beaucoup, la famille est devenue une prison, le huis-clos des angoisses liées aux risques infectieux. D’autres résistent à la peur et n’appliquent pas trop à lettre le règlement HD (hygiène et distanciation). Et c’est mon cas ! Je vis dans la maison de Charlie. Il a accepté d’accueillir ma vieille peau. Ainsi, il n’est plus seul pour élever Marianne et Hermès. Mes deux arrière-petits-enfants ont 9 et 7 ans et, croyez-moi, je les câline et les prends sur mes genoux. Au diable le règlement HD ! Je sais, je suis dans la population à risque mais de toute façon, je suis immunisée contre tout… Enfin, sauf la connerie ! Et c’est bien celle-là qui va m’emporter à l’incinérateur. Il n’y a plus d’inhumation, trop risquée selon les autorités. Et moi qui avais opté pour l’humusation1, c’est mort ! Pardon, je m’égare. Je suis surtout inquiète pour tous ces enfants qu’on laisse à distance par peur de contagion. Comment vont-ils grandir dans un monde anxiogène et si peu chaleureux ? J’ai même entendu dire que certaines familles avaient investi dans des robots pour bercer, changer ou nourrir les bébés. Heureusement ce n’est pas à la portée financière de tout le monde, surtout sur notre territoire. Et je vais lutter pour que ce ne soit pas le cas.

Mon quotidien est rythmé par la vie de la famille. Même si l’école à la maison est devenue la règle, Hermès et Marianne ont un emploi du temps strict. Je me lève pour leur préparer le p’tit déjeuner. Ainsi Charlie qui fait les trois 8, peut se reposer davantage quand il est du soir. J’ai pas besoin de suivre trop assidûment leur scolarité, les applis éducatives et les « I.A. teachers » s’en chargent. J’en profite donc le matin pour faire ma balade dans les jardins de la cité.

La dernière fois que j’y suis allée, j’ai rencontré le vieux Bastien. Vieux ? Il a bien 15 ans de moins que moi. Nous avons marché tout en échangeant nos connaissances sur les plantes aromatiques. Puis, nous nous sommes arrêtés et il a chanté de sa voix douce et profonde cette vieille chanson en Occitan. Ah, j’ai perdu le titre ! Le soleil chauffait mon dos. Les yeux fermés, je me suis revue à cette fête avec Paul comme si c’était hier. J’étais vraiment heureuse de ce moment… Mais une foutue sirène se mit soudain à hurler. Suivie d’une voix métallique qui a grésillé : « Grand-mère, grand-père, il est interdit de sortir sans votre couvrintégral. Règlement HD art. 3 ». Je regrettai amèrement de ne pas avoir de flingue pour la faire taire. La voix de métal poursuivit : « Vous ne devez pas être si proches. Éloignez-vous de deux mètres. Je répète, éloignez-vous de deux mètres. Procédure de désinfection entamée ». Une fine poudre blanche fut pulvérisée sur nos corps. J’en ai craché mes poumons. « Dernier avertissement avant amende », reprit la boîte de conserve. J’en étais déjà au quatrième. De retour à la maison, Charlie qui revenait du dispensaire a éclaté de rire en me voyant enfarinée. Je lui fis la tête pendant un quart d’heure. Pour la forme. Ensuite autour d’un café de céréales bien fumant, je lui ai relaté mon aventure avec le drone.

Charlie est infirmier au dispensaire mais aussi à domicile. Il prend soin de beaucoup d’habitants, même la nuit. Il a toujours des mots réconfortants et rassurants pour ses patients souvent inquiets de l’évolution de la situation sanitaire. Malgré mes mises en garde, il a manifesté plusieurs fois son désaccord avec le collège des blouses blanches. Il doit rester prudent. Il est encore trop tôt pour agir à visage découvert car les autorités de la « Pharmakocratie », comme on appelle les blouses blanches entre nous, sont encore soutenues par une large majorité d’habitants. Mais certains commencent à comprendre que les bonnes intentions et mesures sanitaires du début sont devenues des moyens de contrôle et d’oppression. Si gouverner par la peur n’est pas nouveau, résister non plus. Aujourd’hui, nous sommes quelques-uns à refuser le principe du « Big doc is watching you »2. Si nous sommes encore isolés, nous commençons à nous organiser et à déjouer les systèmes de surveillance. Je sais aussi que des actions de désobéissance civile se sont multipliées dans les territoires voisins. Ici, le journal Mefia te ! est réapparu et circule sous les manteaux. Il fait parler et réfléchir. Avec toutes ces initiatives, je sais que la relève est là. Je peux mourir en paix. Mais en attendant, vous pouvez toujours compter sur mamie Badass !

AbKar

1- L’humusation est un procédé de transformation et décomposition du corps d’un défunt à l’aide de micro-organismes. Ce type de sépulture a un impact environnemental faible mais est actuellement interdit par la législation française.

2- Clin d’oeil à 1984 de Georges Orwell, un roman à (re)lire.

Illustration Alain Guyot